Le 10 mars 1915, dans une tranchée et sous une pluie de mitraille allemande, les soldats de la 21ème compagnie du 336ème régiment d’infanterie de l’armée française reçoivent l’ordre de charger baïonnette au fusil dans le but de reprendre du terrain dans le secteur du village de Souain (aujourd’hui Souain-Perthes-lès-Hurlus dans la Marne). Les hommes refusent et restent dans les tranchées. Le général français Réveilhac ordonne alors de bombarder les positions de son armée pour forcer les poilus à sortir de leur tranchée, ordre lui aussi refusé par ses artilleurs. Sept jours plus tard, après un expéditif procès en conseil de guerre, Louis Girard, Lucien Lechat, Louis Lefoulon et Théophile Maupas, caporaux, sont fusillés pour l’exemple, pour « refus de bondir hors des tranchées ». S’ensuit dès lors un combat des familles des caporaux exécutés accompagnés par la Ligue des Droits de l’Homme pour obtenir leur réhabilitation, ce qu’ils n’obtiendront qu’en 1934, soit près de deux décennies après les faits.
Ce dossier aborde l’important combat des familles des victimes à travers l’engagement particulier de Blanche Maupas, veuve de Théophile Maupas, et très engagée dans la réhabilitation des caporaux. C’est elle qui contacte la Ligue des Droits de l’Homme en avril 1915 pour obtenir son soutien. La Ligue française pour la défense des droits de l'homme et du citoyen, est une association française créée en 1898 lors de l'affaire Dreyfus. Elle a pour but de promouvoir et défendre les droits de l’homme dans tous les domaines au sein de la République Française et si elle reste opposée à toute paix prématurée avec l’Allemagne, ce qu’elle affirme en congrès en 1916, elle fait de ses combats en faveur de la réhabilitation des fusillés pour l’exemple sa principale raison d’être pendant la Grande Guerre.
Tous les documents de ce dossier proviennent des archives conservées à La contemporaine, dossier « Fusillés de Souain », référence F/DELTA/RES/0196.
Dossier réalisé par Cyprien Houette et Antoine Sainsard, étudiants de licence 3ème année, dans le cadre du cours « Histoire en action ». Université Parus-Nanterre, mai 2019
BIBLIOGRAPHIE :
- Nicolas Offenstadt, Les Fusillés de la Grande Guerre et la mémoire collective, éditions Odile Jacob, Paris, 1999
- André Bach, Fusillés pour l'exemple - 1914-1915, éditions Tallandier, 2003
- Blanche Maupas, Le Fusillé, édition Isoète, publié en 1933 par la Maison de la coopérative.
- Stanley Kubrick, Les sentiers de la gloire, 1975
- Jean-Jacques Becker, Encyclopédie de la grande guerre
- R.-G. Réau, Les Crimes des conseils de guerre, éditions du Progrès Civique, Paris, 1925.
- André Loez, 14-18. Les refus de la guerre. Une histoire des mutins, Folio Histoire.
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Portrait photographique de Théophile Maupas
F/DELTA/RES/0196. Coll. La contemporaine
Ce document est une photographie de Théophile Maupas, caporal dans le 336ème régiment d’infanterie de réserve. Il est né le 3 Juins 1874 à Montgardon et mort fusillé à Suippes le 17 Mars 1915. Il est l’un des quatre caporaux de Souain condamné à mort pour désobéissance face à l’ennemi.
Cette photographie interpelle sur plusieurs choses. L’inscription en bas de page est un extrait de la dernière lettre de Maupas à sa femme. Elle démontre un certain courage de la part de Maupas malgré sa condamnation. Nous pouvons nous interroger sur le régiment auquel il appartenait ainsi que sur sa vie avant la guerre. Théophile Maupas était instituteur à Bréhal dans la Manche, puis à Heugueville et Chefresne. Il a épousé deux femmes. La première Blanche Malard morte en 1905 puis Blanche Herpin ; celle qui a mené la lutte pour la réhabilitation de son mari. Son métier au début du XXème est assez rare parmi les professions les plus courantes. Nous pouvons suggérer que son statut donne à Maupas une certaine opinion personnelle sur les événements, en témoigne les derniers mots adressés à sa femme.
Il est mobilisé à 40 ans le 2 aout 1914 et incorporé au 336ème régiment d’infanterie dans la 60ème division dirigé par le général Réveilhac. Son régiment est composé de 36 officiers et 3400 hommes. Il a participé à la première bataille de la Marne mais surtout à l’offensive de Champagne ordonnée par la France contre l’Allemagne qui a duré quatre mois de Décembre 1914 à Mars 1917. Cette bataille est connue pour l’utilisation massive de l’artillerie Française dans des combats qui ne verront aucun vainqueur.
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Témoignages de soldats
F/DELTA/RES/0196. Coll La contemporaine
Ces trois documents dactylographiés sont des témoignages de trois camarades du front de Théophile Maupas. Ces trois soldats sont Louis Loyer, Albert Laurena et Pierre Lebrun. Ils ont respectivement écrit le 25 novembre 1915, soit un peu plus de six mois après l’exécution de Maupas, ainsi que les 6 et 31 octobre 1917. Le témoignage de Louis Loyer est directement adressé à Blanche Maupas, les deux autres le sont indirectement.
Il ressort à chaque fois que Théophile Maupas était innocent et qu’il a donc été fusillé injustement. On apprend ici que l’ordre d’exécution a été annulé trop tard, alors que le caporal était déjà tombé. Il est décrit comme un homme bon et estimé, discipliné et patriote. Les trois soldats, par ces bienveillances envers le caporal, espèrent donner un certain « réconfort moral » (cf. témoignage de Pierre Lebrun) à sa veuve et ses enfants.
Ces trois documents sont relativement semblables dans leur nature et leur contenu. Nous avons donc jugé qu’il serait pertinent de les analyser ensemble. Ce sont trois témoignages de poilus ayant côtoyé Théophile Maupas dans les tranchées françaises. Le témoignage de Louis Loyer, écrit rapidement après que le caporal était tombé, s’adresse à sa veuve autant dans un but de réconfort que pour innocenter son feu mari. Les deux suivants sont totalement dans cette seconde ligne directrice, servant à la défense de la Ligue des Droits de l’Homme qui cherche à réhabiliter les fusillés. De nombreux témoignages comme ceux-ci ont été utilisés par la défense des familles des fusillés lors du pourvois en cassation de 1922.
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La presse s'engage
F/DELTA/RES/0196. Coll. La contemporaine
Ce document est un article de journal paru en mars 1920 dans le Populaire. Le journaliste auteur de cet article est inconnu contrairement à son journal. Le Populaire est un quotidien français fondé en mai 1916 par des socialistes de Haute-Vienne hostiles à la guerre. Pendant le conflit et dans les mois qui suivent l’armistice, il est l’un des périodiques les plus engagés en faveur de la réhabilitation des condamnés à mort pour insubordination et désobéissance aux ordres, et pour l’Amnistie des déserteurs. Il vise le plus large public possible. Néanmoins,tiré à seulement quelques dizaines de milliers d’exemplaires bien loin par exemple des cent soixante-dix mille de La Croix, il est évident qu’il n’est lu que dans les sphères socialistes et communistes.
Cet article raconte l’affaire des fusillés de Souain, puis le combat de Blanche Maupas pour la réhabilitation de son mari exécuté et de ses trois camarades. Tout est conté sous forme d’une chronologie commençant par l’épisode en lui-même suivi de plusieurs témoignages de soldats, officiers et sous-officiers. Ensuite, c’est le début du combat en réhabilitation qui est narré, avec les premières fins de non-recevoir des autorités françaises.
Ce n’est qu’en 1925 que sont amnistiés les déserteurs. En 1920, ce n’est absolument pas d’actualité, encore moins pour la réhabilitation des fusillés, la France s’attelant davantage à la reconstruction d’un quart Nord-Est du pays en ruines. La Première Guerre mondiale étant encore fraîche dans les mémoires, il est difficile pour beaucoup de personnes de concevoir que certains avaient pu discuter des ordres et désobéir à des supérieurs. Pour une large part de l’opinion publique, la condamnation à mort des caporaux est légitime : la discipline militaire impose d’obéir aux ordres, si injustes soient-ils. C’est une des raisons pour lesquelles il serait presque étonnant de voir l’acharnement que mettent plusieurs personnes à défendre les droits de Blanche Maupas, veuve de l’un des caporaux fusillés. De plus, si la Ligue des droits de l’Homme demande à la France de réviser et d’effacer le jugement, le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Gustave Lhopiteau, ne se résout pas à valider cette demande. Cela mettrait en cause l’armée française et donc l’État français. Pour une réhabilitation officielle de tous les mutins de la Grande Guerre, il faudra attendre le discours de Lionel Jospin le 5 novembre 1998.
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Communiqué de la Ligue des droits de l'Homme
F/DELTA/RES/0196. coll. La contemporaine
Ce document est un communiqué de la Ligue des droits de l'Homme. Il n’a pas de destinataire précis dans la mesure où l’ensemble de l’opinion publique est visé. Il est probable néanmoins que seules les personnes qui suivent l’actualité de la Ligue en aient pris connaissance.
Le communiqué non daté expose les faits. Il déplore le fait que les innocents fusillés n’aient pas encore été réhabilités, notamment avec les rejets de pourvoi en cassation de la Ligue dans cette affaire. Celle-ci assure continuer son combat en faveur des « familles de ces malheureux ».
Ce document se situe au moment où l'Assemblée nationale discute d'une loi d'amnistie. Elle prend place dans les années qui suivent la guerre, sans doute en 1922, année des premières discussions pour les lois sur le sujet à l’Assemblée. Le cas de Souain n’est pas isolé dans la mesure où officiellement, 563 militaires ont été fusillés dans l’Armée française pendant la Première Guerre Mondiale. Les mutineries ne sont pas marginales : en 1917, lors de l’offensive du Chemin des Dames, 68 divisions sur 110 qui composent l’armée française ont connu des soulèvements.
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Lettre de Me Mornard à Mme Eulalie Janvier (1)
F/DELTA/RES/0196. Coll. La contemporaine
Cette lettre datée du 20 janvier 1922 a été écrite par l’avocat Henry Mornard, chargé de défendre les intérêts des familles des quatre caporaux fusillés, à madame Eulalie Janvier, la sœur du caporal Lechat.
Il s’agit d’une demande d’indemnité qu’Eulalie Janvier pourrait percevoir suite à la mort de son frère. Nous pouvons observer que la veuve Janvier écrit au Président de la Ligue des droits de l’Homme pour lui demander conseil sur le montant qu’elle pourrait demander.
Ce document est intéressant car il fait référence aux conséquences de la Première Guerre mondiale dans la société Française. La mort de 1,5 millions de soldats et d’un cinquième de la population de moins de 50 ans amènent le gouvernement à voter des lois pour porter assistance aux veuves et à la famille qui, par la perte de leurs proches, perdent un revenu nécessaire à leur subsistance. Après la Première Guerre mondiale, ce sont environ 600 000 veuves et 986 000 orphelins qui se retrouvent en situation de précarité. Des lois sont votées, qui accordent des aides financières à l’ensemble de ces femmes. Par exemple, la loi de du 31 Mars et celle 24 Avril 1919 permettent de donner une pension aux veuves et aux blessés de guerre. Le 20 Janvier 1920 est créé le Ministère des pensions chargé de donner des allocations aux victimes de guerre. Pour ce qui est des orphelins, la loi du 27 Juillet 1917 crée le statut de Pupille de la Nation. L’enfant est « adopté » par l’État à la suite d’un jugement du tribunal de grande instance. Ces lois sont votées afin de porter assistance aux victimes. Néanmoins elles ne concernent pas les proches des mutins ou ceux jugés par le Conseil de guerre. En effet, dans l’imaginaire collectif, les veuves sont souvent représentées comme des héroïnes en deuil pour la patrie. Il est donc plus difficile pour une proche de mutin de demander assistance. Ce qui peut expliquer les négociations de Madame Eulalie avec l’avocat Mornard. Par ce document, nous pouvons supposer que la réhabilitation ne servait pas uniquement à sauver la dignité du soldat, mais aussi permettre aux proches de pouvoir survivre.
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Lettre de Me Mornard à Mme Eulalie Janvier (2)
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Arrêt de la Cour de cassation de Rennes
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Cet arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation de Rennes a été rendu le 24 mai 1922 au sujet de la demande de révocation du jugement du Conseil de guerre qui a condamné les caporaux Maupas, Lefoulon, Girard et Lechat à être fusillés.
Le document prend la forme d’un texte juridique en six paragraphes. D’abord, la Cour présente les fusillés, énonce le droit qu'elle a à rendre un second avis sur l’affaire, prononce le jugement. Elle finit par refuser la réhabilitation des caporaux en vertu des documents de 1915 présentés au Conseil de guerre, qui démontrent la non-obéissance des condamnées à l’ordre du général Réveilhac, de sortir des tranchés.
Cet arrêt révèle la politique et l’état d’esprit des pouvoirs publics en France après la Grande Guerre. La notion d’engagement et les limites de l’homme dans l’obéissance aux ordres ne sont pas suffisamment pris en compte lors du jugement. La défense de Blanche Maupas pour réhabiliter son mari et ses camarades s’appuie sur les rapports des soldats témoignant de l’irresponsabilité du général Réveilhac. Comme nous pouvons le lire à la fin du 5ème paragraphe « [malgré] le surplus des circonstances particulières la cause ne peut être établie avec une certitude suffisante pour justifier la révocation du jugement ». La Cour juge les preuves assemblées par la défense de Blanche Maupas peu certaines et insuffisantes. Nous pouvons émettre des doutes sur l’objectivité de ce jugement étant données les preuves avancées : témoignages des vétérans et l’ordre écrit du général Réveilhac au colonel Bérubé de bombarder ses propres lignes. La Cour revient donc à l’idée de non-obéissance des accusés comme principal facteur de leur condamnation sans prendre en compte les autres circonstances. Il est encore tôt pour innocenter les soldats, sitôt après l’Armistice. Les déserteurs et autres désobéissants sont globalement toujours mal perçus par l’opinion publique ; la Guerre totale contre l’Allemagne a obligé l’armée à être intraitable avec les soldats qui ne respectaient pas les ordres. De même, la loi d’amnistie du 29 Avril 1921, mentionnée dans le texte, qui met fin aux poursuites judiciaires pour faits commis durant la guerre suggère qu’une partie de la justice et de la société désirent passer à autre chose sans revenir sur des événements de la guerre. Cette décision montre que l’impartialité des tribunaux est tributaire du contexte.
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Lettre de H. Gamard au président de la LDH (1)
F/DELTA/RES/0196. Coll. La contemporaine
Ce document est une lettre envoyée par un certain monsieur H. Gamard au président de la Ligue des droits de l’Homme, pour exposer des faits. L’auteur, en dehors de son nom, nous est inconnu, mais il est probable qu’il soit membre voire dirigeant d’une association d’anciens combattants.
Gamard relate donc les faits suivants : un monument doit être érigé à la mémoire des instituteurs du département de la Manche morts pour la France. Les instituteurs se montrent favorables à l’inscription du nom de « Maupas » sur le monument, mais se heurtent cependant à une résistance de la Préfecture et de l’inspecteur de l’Académie, qui refusent. Il rappelle également que l’un des compagnons de Maupas exécuté avec lui a déjà été officiellement réhabilité et a même reçu la médaille militaire. Il termine sa lettre en exprimant le fait qu’il serait regrettable que le problème du caporal Maupas ne soit pas enfin résolu sachant que ses anciens collègues ont « depuis longtemps » réhabilité sa mémoire.
Notons que le monument en question a vu le jour. Il se situe aujourd’hui dans l’enceinte de l’École supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE) de Saint-Lô. Ces bâtiments abritaient auparavant l’École normale d’instituteurs de la Manche. Le monument n’a vu le jour qu’en 1934, au moment de la réhabilitation des fusillés de Souain, justement à cause du désaccord concernant Théophile Maupas. Son nom a finalement été inscrit dans la pierre.
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Lettre de H. Gamard au président de la LDH (2)
F/DELTA/RES/0196. Coll. La contemporaine
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Obsèques du caporal Maupas à Sartilly
F/DELTA/RES/0196. Coll; La contemporaine
Voici une photographie représentant le cortège funéraire du caporal Maupas, lors de ses obsèques en août 1923 à Sartilly dans le département de la Manche, dont il était originaire. Elle a été prise par un certain P. Hay, photographe à Avranches. L’image est annotée d’une phrase de Ferdinand Buisson, cofondateur et président de la Ligue des droits de l’Homme : « Une iniquité monstrueuse a été commise, la Ligue des droits de l’Homme n’aura point de cesse qu’elle ne soit réparée ». Cette phrase met en valeur la détermination de la LDH à faire éclater la justice à tous prix.
Le cortège est composé d’un orchestre, du corbillard tiré par un cheval et d’une foule particulièrement nombreuse que l’on peut estimer aisément à près d’un millier de personnes, quittant le village de Sartilly pour rejoindre le cimetière placé dans le dos du photographe. On remarque la présence importante d’enfants en tête de cortège, devant le corbillard.
La présence d’une foule aussi nombreuse illustre la mobilisation de la société civile étant donné que Théophile Maupas est décédé depuis plus de huit ans et que la Ligue et sa veuve sont encore loin d’obtenir sa réhabilitation. Nous pouvons constater à travers ce document que la société civile et l’Église réhabilitent officieusement le caporal Maupas, au contraire des institutions étatiques.
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